L’offensive russe en Ukraine place l’Europe et plus largement l’Otan devant un fait accompli : l’usage assumé de la force en vue d’obtenir un gain territorial et politique aux dépens d’un pays frontalier de l’Union incapable d’assurer sa sécurité sans la protection des puissances occidentales. Elle est plus profondément un symptôme du phénomène de déréalisation ou d’aveuglement volontaire qui touche depuis la fin de la guerre froide les sociétés européennes dans leur rapport à la mondialisation. Rejetant tout ce qui s’oppose à la coopération de la communauté humaine dans sa totalité, les Européens donnent depuis longtemps déjà l’impression de vivre dans l’illusion qu’ils n’ont face à eux que des semblables : des frères humains avec qui il est toujours possible de s’entendre. De cette disposition d’esprit dépend paradoxalement à la fois la compassion que nous éprouvons pour le peuple ukrainien et l’incapacité que nous avons à lui venir véritablement en aide.
Ne sachant plus rendre raison de ce qui les sépare du reste de l’humanité, de ce qui constitue leur mode de vie et de leur gouvernement spécifique, les Européens n’ont plus donné pour objet à leur politique que ces problèmes globaux qui, comme on le sait, ne connaissent que des solutions globales. À droite, ce fut la libéralisation des échanges et l’élaboration d’une division mondiale du travail, à gauche la lutte contre le réchauffement climatique ou la régulation de la finance internationale. Considérant l’autre comme eux-mêmes, ils ne se connaissent pas de différend avec lui que ne puissent résoudre à plus ou moins long terme l’approfondissement et l’extension indéfinis de la même logique déjà à l’œuvre sur le continent. L’Union fournissant le cadre de la discussion, du travail et de l’échange pacifiques entre les États membres, il leur semble inconcevable que la paix ne soit pas le produit naturel et nécessaire de davantage de discussion, de travail et d’échange, et, quand cela ne suffit pas, celui d’un arbitrage diplomatique ou juridique. Ces alternatives pacifiques au règlement des conflits rendent pour eux l’usage de la force inutile et sans motif. Et il est difficile de prévoir et de déjouer une action dont on est incapable de rendre raison.
Le plus étonnant dans cette situation n’est tant pas l’absence d’intervention militaire, car il peut certainement exister des motifs stratégiques de ne pas agir. Mais en ne déterminant plus leurs rapports aux autres États qu’en fonction de règles ou de problèmes qui exigent la coopération de tous, il semble être devenu inconcevable pour les communautés que nous formons qu’existent des choses qu’il ne dépend que de nous de faire ou de ne pas faire, c’est-à-dire des biens humains dont la poursuite est si indispensable à la vie que nous désirons poursuivre qu’elle rend préférable la lutte à la soumission ou la passivité. La question «Mourir pour Kiev ?» demande à être immédiatement élargie. En dehors de l’activité limitée de nos armées professionnelles dans des théâtres lointains, quelle société européenne serait prête à accepter un conflit violent qui l’exposerait collectivement et de manière directe au danger de la mort violente ? La question nous est directement posée par les États qui, de manière de moins en moins dissimulée, font peser sur nous cette menace.